Très
marqué par le futurisme de Maïakovski, Denis Kaufman prend
le pseudonyme de Dziga (« toupie » en ukrainien)
Vertov (dérivé du russe vertet, « tourner,
pivoter »). Passioné par la musique, montant sons
et bruits divers empruntés au réel et il fonde, en 1917,
le Laboratoire de l’ouïe. Mais c'est l'image et le cinéma
qui vont guider sa carrière.
Rallié
avec enthousiasme à la Révolution, il se met, en 1918,
à la disposition du Comité du cinéma de Moscou
et devient rédacteur en chef et monteur du Kino-Nédélia
(« Ciné-Semaine »). Dans une quarantaine
de ces journaux filmés, il expérimente un montage fondé
sur le mouvement, qu’il poursuit, faute de pellicule vierge, dans des
films de montage, dont il est le pionnier.
Sa
double formation artistique et scientifique fait de lui un inlassable
expérimentateur. Dès 1919, il expose dans le manifeste
« kino-glaz/ciné-œil » une succession
de réflexions théoriques à la façon
des futuristes, marqué par les mots clés :
« kino-pravda/ciné-vérité »,
« vie à l’improviste »... Sa pensée
théorique est, de ce fait, peu aisée à cerner,
d’autant qu’elle a varié au fil des années et que
la pratique du cinéaste est souvent loin de lui correspondre.
Le point central et invariable de cette pensée est le refus
du « ciné-drame artistique » (avec
scénario, studio, décors, acteurs), nouvel « opium
du peuple » auquel il reproche d’« hébéter
et de suggestionner » le spectateur.
En
1923, il décrit ainsi le cinéma :
"
Je suis un œil. Un œil mécanique. Moi, c'est-à-dire
la machine, je suis la machine qui vous montre le monde comme elle
seule peut le voir. Désormais je serai libéré
de l'immobilité humaine. Je suis en perpétuel en mouvement.
Je m'approche des choses, je m'en éloigne. Je me glisse sous
elles, j'entre en elles. Je me déplace vers le mufle du cheval
de course. Je traverse les foules à toute vitesse, je précède
les soldats à l'assaut, je décolle avec les aéroplanes,
je me renverse sur le dos, je tombe et me relève en même
temps que les corps tombent et se relèvent… Voilà
ce que je suis, une machine tournant avec des manœuvres chaotiques,
enregistrant les mouvements les uns derrière les autres les
assemblant en fatras. Libérée des frontières
du temps et de l'espace, j'organise comme je le souhaite chaque
point de l'univers. Ma voie, est celle d'une nouvelle conception
du monde. Je vous fais découvrir le monde que vous ne connaissez
pas. "
Puis :
"
Le cinéma dramatique est l'opium du peuple.
A bas les rois et les reines immortels du rideau. Vive l'enregistrement
des avants-gardes dans leur vie de tous les jours et dans leur travail
!
A bas les scénarios-histoires de la bourgeoisie. Vive la
vie en elle-même !
Le cinéma dramatique est une arme meurtrière dans
les mains des capitalistes ! Avec la pratique révolutionnaire
au quotidien nous reprendrons cette arme des mains de l'ennemi.
Les drames artistiques contemporains sont les restes de l'ancien
monde. C'est une tentative de mettre nos perspectives révolutionnaires
à la sauce bourgeoise.
Fini de mettre en scène notre quotidien, filmez-nous sur
le coup comme nous sommes.
Le scénario est une histoire inventée à notre
propos, écrite par un écrivain. Nous poursuivons notre
vie sans avoir à la régler au dire d'un bonimenteur.
Chacun de nous poursuit son travail sans avoir à perturber
celui des autres. Le but des Kinoks est de vous filmer sans vous
déranger.
Vive le ciné-oeil de la Révolution !
NOUS
Nous,
afin de nous différencier de la meute de cinéastes
ramassant pleinement la saleté des poubelles, nous nommons
les " Kinoks ". Il n'y a aucune ressemblance entre le
" cinéma réaliste des Kinoks " et le cinéma
des petits vendeurs de pacotilles. Pour nous, le cinéma dramatique
psychologique Russe-Allemand lourd de souvenir infantile ne représente
rien d'autre que de la démence. Nous proclamons les films
théâtralisés, romanisés à l'ancienne
ou autres, ensorcelés.
Ne les approchez pas !
N'y touchez pas des yeux !
Il y a danger de mort !
Ils sont contagieux ! Nous pensons que l'art du cinéma de
demain doit être le reflet du cinéma d'aujourd'hui.
Pour que l'art du cinéma survive, la " cinématographie
" doit disparaître. Nous voulons accélérer
cette fin. Nous sommes opposés à ceux que beaucoup
appèle le cinéma de " synthèse ",
mélangeant les différents arts. Même si les
couleurs sont choisies avec soin, le mélange de couleurs
affreuses donnera une couleur affreuse, on ne peut obtenir le blanc.
La véritable union des différents arts ne pourra se
faire que quand ceux-ci auront atteint leur apogée. Nous
nettoyons notre cinéma de tout ce qu'y s 'y est insinué,
littérature et théâtre, nous lui cherchons un
rythme propre, un rythme qui n'ait pas été chapardé
ailleurs et que nous trouvons dans le mouvement des choses. Nous
exigeons : à la porte
Les étreintes exquises des romances
Le poison du roman psychologique
Les griffes du théâtre amoureux
Le plus loin possible de la musique. Avec un rythme, une évaluation,
une recherche d'outils propres à nous même, gagnons
les grandes étendues, gagnons un espace à quatre dimensions
(3 + le temps).
L'art
du mouvement qu'est le cinéma ne nous empêche en aucun
cas de ne pas porter toute notre attention sur l'homme d'aujourd'hui.
Le désordre et le déséquilibre des hommes autant
que celui des machines nous font honte. Nous projetons de filmer
l'homme incapable de maîtriser les évolutions. Nous
allons passer du lyrisme de la machine à l'homme électrique
irrécusable. En dévoilant l'âme de la machine,
nous allons faire aimer le lieu de travail de l'ouvrier, le tracteur
de l'agriculteur, la locomotive du machiniste… Nous allons rapprocher
l'homme et la machine. Nous formerons des hommes nouveaux. Cet homme
nouveau, épuré de ses maladresses et aguerri face
aux évolutions profondes et superficielles de la machine,
sera le thème principal de nos films. Il célèbre
la bonne marche la machine, il est passionné par la mécanique,
il marche droit vers les merveilles des processus chimiques, il
écrit des poèmes, des scénarios avec des moyens
électriques et incandescents. Il suit le mouvement des étoiles
filantes, des évènements célestes et du travail
des projecteurs qui éblouissent nos yeux. "
Le
principe du ciné-œil repose sur l’idée que la caméra,
« œil plus parfait que l’œil humain », enregistre
des faits, mais est dirigée par une pensée qui choisit
le sujet et organise les prises de vues préalablement au tournage ;
d’où l’idée du montage ininterrompu et la formule :
« Le montage précède le tournage. »
Le ciné-œil ne court pas, comme le lui reproche Eisenstein, « derrière
les choses telles qu’elles sont », mais procède à
un « ciné-déchiffrement communiste du monde ».
Comme la réalité dans la dialectique marxiste, le mouvement
du montage est conçu comme contradiction.
La
perspective de Vertov est doublement pédagogique : analyse
et explication du monde et, par la méthode des « intervalles »
consistant à renforcer les ruptures qu’introduit le montage,
désignation de ces contradictions à un spectateur
devenu actif, qui dispose ainsi des moyens de procéder à
sa propre analyse du réel, voire de devenir cinéaste
lui-même.
Filmographie
1919
L'Anniversaire
de la révolution
1920
La Bataille de Tsaritsyne
Le Procès Mironov
Ouverture du reliquaire de Serge Radonej