Cinéma
Critique,
esthétique et théorie jusqu'aux années trente
(texte
tiré de l'Atlas du Cinéma, André Z. Labarrère,
Encyclopédies d'aujourd'hui, Le Livre de poche, 2002, pp.15-19.
Mots en gras rajoutés.)
Mode
d'expression jeune et complexe, le cinéma appelait sur lui un inévitable
discours. La nécessité de se forger un langage spécifique, le désir
d'acquérir un statut artistique propre, son rapport au réel, tout
explique que, très vite, de nombreuses pages lui aient été consacrées,
impliquant choix esthétiques et engagements idéologiques.
L'histoire
de la pratique cinématographique est ainsi accompagnée par une « garde
écrite » qui la guide, la soutient, l'invitant à suivre des voies
déjà tracées ou, au contraire, à en ouvrir de nouvelles. Quelques
étapes clés la ponctuent.
1-
Les origines jusqu'à la fin des années 10
-
Débuts de la critique et de la théorie: spécificité du langage cinématographique;
autonomie artistique du cinéma
Dès
avant la fin du siècle en Grande-Bretagne et de la première décennie
en Allemagne, en Italie et en France, paraissent ouvrages et périodiques.
A partir de 1908 les premières bases sérieuses d'une réflexion théorique
sur le cinéma sont posées par Vaclav TILLE en Tchécoslovaquie et par
l'essayiste d'origine italienne Ricciotto CANUDO en France.
Ce dernier parle d'un langage cinématographique et voit dans
le cinéma un art de la vie. Dans son Manifeste des Sept Arts,
il souligne son caractère artistique et s'interroge sur sa
relation privilégiée avec la réalité. Un ouvrage posthume,
L'Usine aux images, rassemblera en 1927 ses principaux textes.
En
Allemagne, H. TANNENBAUM soutient, en 1912, une thèse sur l'autonomie
du cinéma, art technique et populaire distinct du théâtre.
Un
peu plus tard, en 1916 aux Etats-Unis, le psychologue H. MÜNSTERBERG
se préoccupe des mécanismes entrant dans la perception filmique
caractérisée par une forte illusion représentative.
Enfin,
en Italie, LUCIANI annonce dans un ouvrage publié en 1920 la naissance
d'un nouvel art, le cinématographe.
2-
Les années 20
-
Le premier âge d'or de la théorie: « le montage-roi » ; dimension
subversive du cinéma
En
1917, Louis DELLUC avait marqué les véritables débuts de la
critique cinématographique avec ses articles dans Film, puis
Cinéa qu'il fonde en 1921. Ils paraissent en recueils un peu plus
tard (Cinéma et Cie, 1919; Photogénie, 1920, etc.).
Conformément à l'avis d'un certain nombre d'intellectuels et d'artistes
de l'époque, il y revendique l'autonomie artistique du cinéma et
célèbre celui-ci comme le fils de la mécanique et de l'idéal des hommes.
L'un
des concepts récurrents, en vogue dans les années 20, est celui de
photogénie. Déjà employé par CANUDO, on le retrouve chez le cinéaste
Jean EpSTEIN, auteur de nombreux ouvrages (Bonjour cinéma,
1921, Le Cinématographe vu de l'Etna, 1926, etc.). Ses significations
restent floues, mais l'une d'entre elles - l'aptitude du cinéma à
révéler la beauté du monde - se dégage un peu plus clairement. Exprimée
de diverses manières, l’idée d’une supériorité de l'œil-machine capable
d'outrepasser les bornes du visible se retrouve chez des personnalités
aussi différentes que celles d'EPSTEIN, Germaine DULAC, Fernand LÉGER
ou Dziga VERTOV...
Le
ralenti et l'accéléré, utilisés notamment par les Impressionnistes
français et admirés par l'esthéticien Elie FAURE, constituent les
meilleurs moyens d'exploiter cette particularité. Il en va de même
de la surimpression et du gros plan, l'âme du cinéma selon EPSTEIN.
Dans cet esprit, l'esthéticien allemand Rudolph ARNHEIM proclame,
en 1932, que le cinéma est un médium artistique, à condition toutefois
d'en accentuer les effets différenciants (par exemple, le silence
du muet) qui déterminent un écart entre sa propre vision de la réalité
et celle qu'en a l'œil humain. Point de vue déjà esquissé par
un autre important théoricien, le Hongrois Béla BALAZS, auteur de
plusieurs ouvrages fondamentaux (L'Esprit du cinéma, 1929)
: «La stylisation de la nature est la condition pour qu 'un film devienne
une œuvre d'art. » On débouche ainsi sur ce qu'EPSTEIN et E. FAURE
nomment une mystique du cinéma.
Ces
textes insistent sur la parenté du cinéma avec le monde moderne caractérisé
par le machinisme et la vitesse. Déjà, en 1916, dans leur « Manifeste
de la cinématographie futuriste », MARINETTI et les Futuristes l'avaient
remarquée, assimilant cet instrument idéal d'un art nouveau au dynamisme
de la modernité. En 1922, VERTOV, qui préconise de filmer à l'improviste,
déclare que le cinéma est l'art d'imaginer les mouvements des choses
dans l'espace.
En
Allemagne, Laszlo MOHOLY-NAGY, un plasticien d'avant-garde
et collaborateur du Bauhaus, dans son ouvrage intitulé Peinture,
Photographie, Film (1925), considère ce dernier comme projection
de mouvements. Le réalisateur Marcel L'HERBIER, pour sa part,
souligne que le cinégraphiste voit le mouvement jaillir de partout
et envisage le cinéma comme une belle machine à imprimer la vie. Idées
que résume bien LÉGER: « Le cinéma et l'aviation vont bras dessus
bras dessous dans la vie.»
Les
cinéastes et théoriciens des années 20 sont ainsi amenés à établir
un rapprochement entre le mouvement à l'intérieur des images et celui
instauré entre les images. Cette démarche les conduit à accorder une
place considérable au montage dont ils feront le centre de leurs
réflexions et de leur pratique cinématographique. Ainsi, les Impressionnistes
français élaborent leur principe du montage rythmique dans lequel
la musique est souvent la référence. G. DULAC parle de symphonie visuelle,
GANCE affirme qu'il existe une musique de la lumière comme il existe
une musique des sons et E. FAURE évoque une musique qui nous atteint
par l'intermédiaire de l'œil.
Mais
la terre d'élection du montage et, plus largement, de la théorisation,
est l'URSS des années 20. Avec la fameuse expérience (dont les versions
varient) connue sous le nom d'effet-Koulechov le cinéaste KOULECHOV
démontre que le sens ne naît pas des images elles-mêmes mais de leur
mise en relation (trois plans identiques du visage de l'acteur MOSJOUKINE
associés à un plan montrant une assiette de soupe, le second une femme
dans un cercueil et le troisième un jeune enfant expriment tour à
tour l'appétit, la tristesse et la tendresse).
Pour
POUDOVKINE, le fondement de l'art cinématographique est le montage
et pour VERTOV, le père du Kino-Glaz (Ciné-œil) et du Kino-Pravda
(Ciné-vérite), c'est le montage, non le scénario qui construit
un film et qui permet l'organisation du monde visible. Chez lui,
le montage - dans lequel intervient sa Théorie des intervalles (en
gros, le mouvement entre les images) - est ininterrompu depuis la
première observation jusqu'au film définitif.
S.
M. EISENSTEIN consacrera des milliers de pages à ce sujet. Partant
de ce qu'il appelle le Montage des attractions qui agit sur
l'émotion des spectateurs, il arrive à un montage dynamique qui doit
faire surgir l'Idée. Pour lui, le montage est le langage indispensable,
chargé de sens et seul possible pour le cinéma. Et d'ajouter:« Ce
n'est pas dans les images qu'il faut rechercher l'essence du cinéma,
mais dans les relations entre les images. » Il précise :« De mon point
de vue, le montage n’est pas
une idée qui naît du choc entre deux fragments mis à la suite, mais
une idée qui naît du choc entre deux fragments indépendants. » Et
enfin : « La juxtaposition de deux fragments de film ressemble plus
à leur produit qu'à leur somme. Elle ressemble au produit et non à
la somme en ce que le résultat de la juxtaposition diffère toujours
qualitativement de chacune des composantes prises à part. »
Le
but, ouvertement idéologique, d'EISENSTEIN est donc d'aboutir à une
forme de cinéma entièrement nouvelle (...) construisant une synthèse
des sciences, des arts et de la lutte des classes.
Un
autre mouvement s'était également formé en URSS dès 1921: la FEKS
(Fabrique de l'acteur excentrique). Les réalisateurs KAZlNTSEV, YOUTKEVITCH
et TRAUBERG s'en prennent à l'art bourgeois et préconisent des modèles
choisis dans la culture populaire, tels que le cirque ou le music-hall
plus proches de la vie. Ils recommandent l'utilisation, à des fins
parodiques et révolutionnaires, des genres occidentaux comme le serial,
le burlesque et le film de poursuite. L'acteur en est un élément central,
sorte de marionnette perfectionnée inscrite dans un ensemble de gags
aux formes caricaturales.
La
fertilité de ces années-là donne également naissance à d'autres courants
esthétiques. Certains réclament la constitution d'un cinéma pur
ou absolu débarrassé de toute contingence à l'égard de la figuration
et de la narration. Prolongement des expériences menées dans le
champ des arts plastiques et de la photographie (photo-montage, rayographies
de MAN RAY), il se réfère cependant plutôt à la musique comme
en témoignent les titres de leurs films. La théorie pure demeure discrète
dans ce courant présent dans le nord de l'Europe et en France.
Tel
est également le cas du dadaïsme et du surréalisme. Si l'on
trouve de nombreux articles consacrés au cinéma chez DESNOS et ARTAUD,
en revanche, aucun texte ne théorise vraiment la pensée surréaliste.
BRETON apprécie l'aspect magnétisant du ciné, son côté
populaire et son mauvais goût. Tous critiquent les défenseurs d'un
cinéma artistique, jugé contraire à sa nature et à ses potentialités.
La conception surréaliste du cinéma ne remet pas en question le mode
représentatif, mais elle subvertit la narrativité, se contentant au
mieux d'embryons de scénario. C'est que le cinéma plonge le spectateur
dans un état d'hallucination consciente qui le rapproche du rêve.
Ainsi, selon ARTAUD, est-il révélateur de toute une vie occulte avec
laquelle il nous met directement en relation. A cette dimension onirique
répond une dimension subversive : le cinéma devient un instrument
de remise en cause de l'ordre bourgeois établi.
panorama historique des films muets