Fernand
LEGER (1881-1955)
I)
Héritages et projet :
Formation dans un bureau d'architecte à Caen pendant deux ans,
puis gagne Paris en 1900, où il abandonne cette formation pour
le métier de peintre tout en assurant d'abord le quotidien en
dessinant pour un architecte et en accomplissant des travaux de retouches
photographiques.
.Après
une période d'indécision et de flou des influences, Léger
affirme après 1908 un art de franche rupture.
«
J'ai commencé par faire des toiles dans le genre des Impressionnistes.
Tout de suite j'ai eu une réaction contre l'Impressionnisme[
...] et j'ai eu cette réaction parce que j'ai senti que l'époque
des Impressionnistes avait été naturellement mélodieuse
alors que la mienne ne l'était plus. »
«
A part Cézanne, à cette époque, je n'étais curieux
de rien », et Léger ajoute que son « intérêt
pour lui était venu en même temps que le besoin de grossir
les volumes ».
Ainsi,
Léger ne s'est pas complu longtemps dans le post-impressionnisme
et il ira jusqu'à détruire sa production de jeunesse imprégnée
de la peinture de Matisse que cependant il admire. Se libérant
de l'héritage de ses aînés, il va rechercher avant
tout « l'effet maximum », s'engageant dans une peinture
tubiste plutôt que cubiste.
Cette
rupture, il l'organise sur deux fronts :
1)
La bataille des volumes
.
1909: Léger s'installe dans un atelier de la « Ruche »,
passage Dantzig, et y rencontre Delaunay, Chagall, Max Jacob, Blaise
Cendrars, mais aussi Apollinaire et Modigliani. Il se livre alors
tout entier à l'enseignement de Cézanne.
«
Cézanne m'a appris l'amour des formes et des volumes, et il m'a
fait me concentrer sur le dessin.»
.
1911 : Léger présente son tableau « Nus dans la forêt
» au salon des indépendants. Apollinaire le remarque et
l'écorche gentiment : « M. Firmin ( !) Léger a encore
l'accent le moins humain de cette salle. Son art est difficile. Il
crée [...] la peinture cylindrique et n'a point évité
de donner à sa composition une sauvage apparence de pneumatiques
entassés. »
Fernand
Leger
Les Hommes dans la ville,
1919
|
Si
malgré ses tubes Apollinaire l'embrigade dans les rangs cubistes,
ceci n'est pas l'avis de Marcel Duchamp qui écrit en 1943
: « Léger n'a jamais peint de cubes. Ses premiers essais
de renouvellement de l'expression artistique allaient plus dans
le sens des formes dynamiques. Il s'inspira des réalisations
mécaniques du monde moderne et les traduisit en fragmentations
concises [...]. Léger utilisa le cylindre dans le dessin
de ses personnages, de ses arbres, etc. Ses toiles de 1912 furent
appelées « cylindristes », et n'avaient qu'un rapport
lointain avec le cubisme ». |
2)
La bataille des couleurs
«
En somme, j'ai réagi contre l'impressionnisme non pour
son excès de couleur mais pour son manque de formes constructives
».
Le
sentiment de Léger envers l'impressionnisme reste sur ce
plan ambivalent : si la couleur en constitue bien la conquête
principale, son emploi ne peut plus être commandé
par le rapport des complémentaires, qui recrée la
vibration et la mélodie » que Léger veut fuir
à tout prix. C'est pourquoi, commencée avec l'ami
Delaunay qui récuse la ligne et la fait disparaître
totalement au profit « d'une peinture qui ne tiendrai techniquement
que de la couleur, que des contrastes de couleur, mais se développant
dans le temps et se percevant simultanément d'un seul coup
», sa recherche se poursuivra contre Delaunay.
|
Fernand
Leger
Composition au vase bleu, 1918
|
«
La couleur a été pour moi un tonique nécessaire. Là
encore, Delaunay et moi étions loin des autres. Ils peignaient
monochrome, nous, polychromes. Et puis après ça a été
la bataille avec Delaunay lui-même. Lui continuait la ligne des
impressionnistes par l'emploi des complémentaires l'un à
côté de l'autre, le rouge et le vert. Moi, je ne voulais
plus mettre deux couleurs complémentaires l'une à côté
de l'autre. Je voulais arriver à des tons qui s'isolent, un rouge
très rouge, un bleu très bleu. Si on met du jaune à
côté du bleu, cela donne aussitôt une complémentaire,
un vert. Delaunay allait donc vers la nuance, et moi carrément
vers la franchise de la couleur et du volume, le contraste. Un bleu
pur demeure un bleu pur s'il voisine avec un gris ou un ton non complémentaire.
S'il s'oppose à un orange, le rapport devient constructif, mais
ne colore pas ».
Léger
prône ainsi une utilisation plus franche et brutale de la couleur
isolée, sans passage, sans tentative de mélange visuel,
mais en contraste dissonant avec des zones neutres et grises : «
Ca a moins de charme, reconnaît-il, mais c'est incomparablement
plus fort ».
C'est
plus généralement sur la notion de contraste que Léger
va s'appuyer pour bâtir son langage de peintre.
3)
La loi des contrastes
Plus
systématiquement que Delaunay qui lui attribue un sens restreint
dans la théorie des couleurs, Léger généralise
la recherche et l'application du contraste à tous les constituants
de l'art pictural : plans, lignes, formes, couleurs.
Léger
joue alors de toutes les possibilités de la peinture de son temps
sans s'en interdire aucune, dans une recherche de « l'impact
maximal ».
«
Je prends l'effet visuel des arbres, courbes et mondes s'élevant
entre des maisons et dont vous voulez traduire la valeur plastique.
Vous avez là le meilleur des exemples pour appliquer cette recherche
des intensités multiplicatives. Concentrez vos courbes avec le
plus de variété possible, mais sans les désunir ; encadrez-les
par le rapport dur et sec des surfaces des maisons, surfaces mortes
qui prendront de la mobilité par le fait qu'elles sont coloriées
contrairement à la masse centrale et qu'elles s'opposent à
des formes vives ; vous obtenez un effet maximum ».
Cette
théorie des contrastes s'affirme progressivement comme le continuum
fondamental de l'oeuvre qu'aucune évolution ultérieure ne
remettra en cause. En 1923 Léger écrira encore
«
J'oppose des courbes à des droites, des surfaces plates à
des formes modelées, des tons locaux purs à des gris nuancés
».
Mais
c'est en 1913 qu'il produit sa vaste série des « contrastes
de formes » que le peintre consacre à l'exploration systématique
des possibilités de son nouveau langage. Celui-ci se concentre
désormais sur l'utilisation d'un trait noir épais cernant
des volumes encore simplifiés et grossis, portant des zébrures
de couleurs pures. L'époque des «.contrastes
de formes » est une époque de va et vient entre une «
peinture pure » et une « peinture objective ».
-
dans le premier cas, des groupes de cylindres fragmentés s'affrontent
sur la surface bosselée de l' oeuvre.
-
dans l'autre, ces mêmes formes assemblées composent des
natures mortes chaotiques ou des figures robotiques ; leur traitement
veut prévenir tout effet de séduction.
Le
contraste est ainsi , selon Léger, le meilleur antidote contre
la mélodie de la belle époque impressionniste. Mais la justification
du contraste et de l'emploi qu'il en fait se trouve dans l'époque
même : son art est un réalisme et la peinture telle qu'il
la conçoit « n'a jamais été autant réaliste
et collée à son époque qu'aujourd'hui ».
Or
« une oeuvre d'art doit être significative de son époque
» et « si l'expression picturale a changé, c'est que
la vie moderne l'a rendu nécessaire ».
4)
L'allégeance à la vie moderne
Créer
l'art de son époque, c'est, pour Léger, créer en accord
avec ce qu'elle peut offrir de plus neuf et de plus moderne. Cette
ambition, tôt déclarée, va diriger sa carrière
de peintre. Or,
l'époque moderne n'est plus à la « mélodie impressionniste
» mais à l'affrontement des forces industrielles et au conflit
des hommes et des choses sur un théâtre d'opération
violemment modifié par la vie urbaine et l'irruption des machines
«
Je reconnais que la vie moderne est souvent en état de contraste
et facilite le travail ».
La
vie moderne en effet, donne naissance à un environnement poly-sensoriel
plus frappant, et rythmé tant par le dynamisme des machines que
la publicité colorée. Les sensations variées et simultanées
vécues par l'observateur tout à la fois condensent et fractionnent
sa perception du monde
«
Tous ces évènements sont sujets à peindre[...] Je suis
donc très attaché à mon époque par mon procédé
».
Comprenons
que c'est le procédé (loi des contraste) qui, par analogie,
confirme l'adhésion du peintre à l'esprit de son temps,
et non pas les sujets.
Aux
batailles du front de 14-18 succèdent les luttes économiques.
Un nouvel état de guerre qui se traduit pour Léger par la
concurrence que lui livrent les machines, pourvoyeuses de beauté
mettant l'artiste au défi de faire aussi bien ou mieux. Dans
un texte sur L'esthétique de la machine de 1925, il écrit
«
L'objet fabriqué est là, absolu, polychrome, net et précis,
beau en soi ; et c'est la concurrence la plus terrible que jamais
artiste ait subie. Question de vie ou de mort, situation tragique
mais combien neuve ».
Selon
lui, la peinture ne surmontera le risque de l'obsolescence que si
elle fait siennes les valeurs de l'industrie à savoir, l'exactitude,
le fini, le poli et la raison géométrique qui les sous-tend.
Mais les nouvelles luttes économiques et le cadre où elles
se déroulent réclament aussi la vitesse, le grand jour par
la lumière électrique et les couleurs qui accélèrent
et accroissent les sensations simultanées. Or il s'agit là
de la lumière et de l'éclat coloré bien concrets des
grandes métropoles, séjour par excellence du plus grand
nombre possible d'évènements offrant la gamme de perceptions
simultanées, éprouvées sous des formes accélérées
et fragmentées.
II)
La ville (1919 -huile sur toile) : étude d'oeuvre
|
Traité
à partir de 1910, le thème du paysage urbain prend toute
son ampleur dans l'oeuvre de Léger dans les années d'après
guerre et au cours des séjours de l'artiste à New York.
Thème de la cité qu'empruntent tant les expressionnistes
pour dénoncer la violence des nouvelles mégapoles (ex.
Grosz), que les futuristes dont le langage s'inspire directement
de la civilisation industrielle et du mythe de la vitesse. Si
sur ce point Léger rejoint les derniers, cependant, comme
le précise Kahnweiler : « Il ne conçoit pas le
dynamisme de la même manière que les futuristes[ ...].
Pour lui, c'est le tableau qui doit être dynamique, animé,
vivant ». |
Face
à ces divers traitements qui expriment tantôt l'exaltation,
tantôt la crainte, le tableau de Léger intitulé La
ville, figure un univers clos auquel se heurte l'ail du spectateur
qui peine à déchiffrer l'oeuvre, du fait de l'apparence
compacte de la toile, renforcée par le travail en aplats et la
compression d'éléments divers : l'espace y semble rétréci,
resserré, les puissants volumes colorés occupant toute la
toile comme en un cadrage photographique en gros plan où les
formes tubulaires, les disques, morceaux d'immeubles, escaliers, affiches,
pylônes électriques se mêlent et se soudent, remplissant
le tableau d'un bord à l'autre.
La
ville de Léger offre une vision fonctionnelle, indépendante
de toute valeur sentimentale et ne laissant apparaître aucun
aspect émotionnel. Plus que des images peintes, ce sont des constructions
solides, des façades de maisons faites d'un «
béton » aux tonalités à la fois froides et éclatantes.
Faut-il
y voir l'attachement de l'artiste aux principes de sa formation initiale
en architecture ?
Outre
les rapports qu'il entretient avec Le Corbusier ( voir 3° partie),
Léger explique ainsi le caractère « bâti »
de ses représentations
«
Avant, l `art pictural était étroitement lié à
t'architecture[ ...] L'artiste peintre subissait la contrainte architecturale.
C'était le grand ordre antique, que je souhaite voir réapparaître
».
Cette
ouvre, à l'étroit dans les limites du tableau de chevalet,
évoque immédiatement, de ce point de vue, l'aspect monumental
et atemporel de la peinture murale : par sa dimension et sa frontalité
marquée, elle appartient davantage à l'espace urbain qu'à
celui d'une salle de musée.
En
1922, le poète Ivan Goll parle ainsi de La ville de Léger
«
La ville est telle qu'elle apparaît à un homme primitif
qui voyage pour la première fois en tramway. Distante; inaccessible
et menaçante dans sa gigantesque verticalité, elle est un
être qui nous apostrophe. Détonation. Cri. Mouvement. Tout
pour ce « mouvement » qui est aux yeux de toute une génération
de poètes et de peintres l'élément primordial ».
La
Ville,
dans sa version monumentale (230,5 x 297,8 cm), célèbre
l'intensité cacophonique d'un paysage urbain. Synthèse d'une
cité moderne, elle en rassemble les éléments les plus
divers. Pour ne renoncer à aucune tension dynamique, Léger
réinsère figures tridimensionnelles et silhouettes dont
on ne distingue plus que la partie supérieure du corps et dont
la frontalité comme l'absence de traits peut dire l'anonymat
de la civilisation urbaine, voire sa dureté sans concession.
Il joue simultanément sur la confrontation des droites et des
courbes, des rouges et des bleus, des volumes et des aplats.
Ainsi,
dans une architecture disparate, l'artiste réunit les éléments
les plus hétéroclites, rendant compte de cette époque
contrastée, de cette vie en fragments qu'exalte la cité
moderne.
Quelques
années plus tard, à l'encontre d'un optimisme premier sur
les capacités de la machine à améliorer notre environnement,
Léger se demandera si ce désordre coloré qui fait éclater
les murs ne finira pas par « briser la rétine, rendre aveugle,
rendre fou ».
III)
La peinture d'un ordre architectural nouveau
A
l'époque où il peint La Ville, Léger est de
ceux qui fournissent l'apport le plus considérable à la
formation d'un « esprit nouveau », se fondant sur une sorte
d'accord essentiel entre l'artiste et l'époque moderne.
En
1920, Le Corbusier déclarait en ouverture de la revue qui portera
ce titre: « Il y a un esprit nouveau, c'est un esprit de construction
et de synthèse guidé par une conception claire ».
La
machine, qui en est la principale incarnation, joue alors un rôle
essentiel comme modèle à la fois théorique et constructif
de pensée rationnelle, pouvant aussi inspirer des ouvres d'art
et fournir un étalon abstrait à toute beauté visant
l'ordre et la précision - la beauté moderne.
En
même temps qu' Amédée Onzenfant et Le Corbusier publient
en 1918 Après le cubisme et parlent de la recherche de
lois et d'invariants fondés sur le nombre et idéalement
exprimés dans l'outillage moderne ;Léger de son côté
écrit au sujet de son travail :
«
L'ordre intellectuel qui régit et règle la sensibilité
et la machine peut marcher ».
Il
va ensuite formuler certains axiomes dans la droite ligne du «
purisme » des fondateurs de L'Esprit nouveau.
«
Toute création objective humaine est dépendante de lois
géométriques absolues. Toute création plastique humaine
est dans le même rapport. Le rapport des volumes, des lignes
et des couleurs demande une orchestration et un ordre absolus. Toutes
ces valeurs-là sont indiscutablement en puissance et dispersées
dans les objets modernes comme les aéroplanes, automobiles, machines
agricoles, etc. ».
C'est
sans doute encore au livre d'Ozenfant et Le Corbusier que Léger
emprunte l'expression « rendement pictural », avec ses connotations
productivistes, pour décrire une peinture dont le maximum d'intensité
plastique serait garanti par des moyens contrôlables et réitérables
; moyens que Léger puise dans la loi des contrastes qu'il perfectionne
pour donner à sa propre production la valeur sans laquelle elle
ne saurait surmonter la concurrence des machines.
Enfin,
avec les créateurs du purisme, Léger partage une autre idée
encore : celle que la modernité du sujet n'est pas nécessaire
si l'esprit moderne imprègne la conception de l'œuvre et
dirige l'emploi des moyens picturaux.
Pourtant
la peinture de Léger évoluera vers une prééminence
du modèle naturel, le contraignant à une révision radicale
de son ancien système de référence. La vitesse, par
exemple, n'est plus une valeur positive : « Aller vite a souvent
pour résultat ne plus aller du tout » dit-il en 1934. Et
quatre années plus tard, l'emballement du monde moderne est même
ressenti comme un danger : « Une vitesse folle entraîne
le monde et le prend dans un tourbillon où des milliers d'individus-papillons
seront noyés sans espoir ».
La
création ne peut plus prétendre lutter avec les cadences
de l'époque mécanique ; au contraire, son tempo doit se
rapprocher d'une sorte de mesure universelle.
Renonçant
à s'insérer dans les batailles du monde moderne, l'évolution
de Léger se poursuit dans un nouvel état d'esprit. Dans
une lettre adressée en 1945 à son nouveau marchand Louis
Carré, il rapporte comme suit un échange de réflexions
avec Le Corbusier :
«
Déjeuné avec Corbu et on constatait que la vie sérieuse
en profondeur marche à 3 km à l'heure[ ... ] Le danger d'une
vie comme la nôtre, c'est de croire au 1200 km à l'heure
de l'avion et que ce truc-là change quoique ce soit à la
création soit artistique soit scientifique. Nous autres, nous
sommes condamnés à la règle des grandes forces naturelles
: un arbre met dix ans à devenir un arbre. Et un grand tableau
? et un beau roman et une grande invention ? Du 3 km à l'heure,
Monsieur, et encore ! ».
Ainsi, le peintre qui renonce à soutenir le rythme trépident
de la vie moderne finit par considérer que « L'œuvre
d'art a besoin d'un climat tempéré pour se réaliser
pleinement ».